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LE

CATHOLIQUE.

IMPRIMERIE DE H. FOURNIER,

RUE DE SEINE, rs*» 14.

LE

OUVRAGE PÉRIODIQUE

DANS LEQUEL ON TRAITE

DE l'universalité D E S C O N N A 1 SS A. N C E S nL':\lAl>'ES SOLS LE POINT DE VUE DE l'uMTÉ DE DOCTRINE ;

PUBLIÉ sous LA DiRECTION

DE M. LE BARON DECRSTEIN. TOME TR0ISIÈ3IE.

PARIS,

A. SAUTELET ET C% LIBRAIRES

PLACE DE LA COURSE.

1826.

No T. JUILLET 1826.

LE

CATHOLIQUE

HISTOIRE

DE LA MONARCHIE DE LOUIS XIV-

Depuis la paix de Westphalie, l'Europe marchait à grands pas vers l'époque de cet état de civilisation , le calme de la vie privée semblait devoir être le but prin- cipal de la réunion des hommes en société; la plus importante afTaire était celle qui assurait les intérêts particuliers ; l'on croyait avoir atteint au plus haut de la perfectibilité sociale, lorsqu'on était parvenu à se procurer une existence paisible et sans nuages. On avait vu disparaître tout ce qui était si révoltant et si grossier dans la politique de Wîachiavel: toutes ces

maximes corrompues du temps de la Grèce flétrie ou de Rome dégradée, la vie des hommes n'était pas plus comptée qu'elle ne l'est, de nos jours, dans l'empire du Croissant; toutes ces doctrines fourbes et astucieu- ses, cette dureté, celte insensibilité des âmes, avaient fait olftce à des jeotimens plus modérés.

Lesicabinets de l'Europe , par un accord simultané, répoussèrent ce que le machiavélisme avait de trop odieux, et no conservèrent de sa politique que ce qui était compatible avec la "sûreté des individus et le déve- loppement''des ibrces industrielles. Le cardinal de Ri- chelieu abattit, en France, -tout ce que la féodalité pouvait lui opposer* de résistance ; la paix de Westpha- lie produisit le même effet en Allemagne. Sous le règne des derniers Stuarts, la puissance des grands fut con- sidérablement énervée; elle avait, depuis lx)ng-temps, perdu son influence en Italie; à peine avait-elle laissé quelques traces en Espagne, depuis Philippe II, et la révolution de Danemarck l'avait totalement abolie. La Suède et la Pologne étaient les seuls états ces anti- ques résistances , que les nobles opposaient au pouvoir , sembl,gient braver le temps, avec toute leur intensité : mais la Suède et la Pologne n'eurent qu'une influence bien secondaire sur les destinées du reste de l'Europe.

Cette politique nouvelle n'avait, cependant, rien encore d'assuré. Les gouvernemens avaient frappé ces grandesinstitutions, mais ne les avaient point détruites. Oh vit cette haute noblesse, que ie cardinal de Riche- lieu avait cru effacer du sol politique , se relever au temps de la Fronde, et se montrer avec tout le senti-

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ment de sa force première. Son attlt.ude ne fut pas moins imposante en Angleterre , les existences indé- pendantes, liées en partie à la cour, semblaient n'a- voir fait , avec le pouvoir absolu , qu'un pacte d'alliance provisoire, prêt à se rompre, à l'instant même le peuple semblerait abandonner son esprit démocrati' que. L'Allemagne seule et le Dancmarck brisèrent ir- révocablement le talisman auquel était attachée la puis- sance des grands, et ils cessèrent surtout d'exister dans ce dernier royaume : car , dans l'Empire , les seigneurs se réfugièrent dans le sein du pouvoir, et ils y acquirent toute la prépondérance ministérielle et diplomatique. On a vu la féodalité perdre également tous ses droits en Espagne; mais elle se fut relevée, peut-être , si , par une suite de la savante politique de Louis XIV , un Bourbon n'y fût pas monté sur le trône et ne s'y fût consolidé dans un pouvoir et des formes absolues inconnues même en France.

Louis XIV parut, et ce vaste système diplomatique et ministériel, qui asservissait tous les peuples, qui neutralisait et qui enchaînait toutes les existences par- ticulières, ce système acquit une force que rien ne put détruire. Les républiques même aidèrent à affer- mir cette politique européenne. L'Angleterre , sous Cromwell , et la Hollande , depuis le grand et sage Barneveldt, avaient puissamment contribué au système d'une balance entre toutes les nations de l'Europe; et ce système dut nécessairement concourir à établir la haute prééminence de la diplomatie minislériclle dans les intérêts des peuples, alfaiblir l'indépeiidance des

)

individus , et tcut soumettre h la politique des cabi- nets.

Rien n'était impossible au génie de Louis XIV et à celui de Cromwell ; tous deux , suivant leur matiiëre et d'après les degrés de leur puissance, pouvaient, pen- dant un temps , en imposer aux peuples et dérober , à leurs regards, l'échafaudage d'un gouvernement di- plomatico-ministériel , parce que tout paraissait rouler sur eux , parce qu'ils semblaient être l'ame qui régis- sait tout. ]\îais Cl peine eurent-ils cessé de régner , que la vérité se montra tout entière. Le nouveau pouvoir absolu , créé en Europe , n'était autre chose que la puissance ministérielle; ce n'était pas le monarque, c'étaient les grands fonctionnaires de l'état ou les am- bassadeurs qui gouvernaient; et le pouvoir absolu de la couronne ne fut, en réalité , que le pouvoir oligar- chique des ministres.

Si l'on recherche les causes qui ont amené ce résul- tat, on les trouvera toutes dans la religion chrétienne et dans la puissance des mœurs anciennes sur les es- prits. Si l'Europe n'eut pas été chrétienne, si mi fonds de fierté ne se fût pas conservé dans les cœOrs , elle eût été tout entière asservie sous le joug d'un despotisme asiatique, tel que celui qui enchaîne les Mahoniétans, ou qui gouverne la Chine. Mais le partage de l'autorité entre tant de ministres et tant de diplomates évita cette humiliation à la vieille Europe. Et ce fut peut-être un bien pour elle, d'avoir choisi le plus grand nombre des hommes d'état parmi les membres de l'ancienne noblesse , parce qu'ils furent presque tous dominés par

^9 ) un esprit de famille, qu'ils ne se laissèrent pas corrompre entièremenl par l'égoïsme, si inhérent à la nature minis- térielle , et qu'ils furent souvent animés par cette fierté qui n'étiiit point encore éteinte dans les rangs de l'aris- tocratie. Rien n'eût été plus dan^^ereux , que de confier les rênes du gouvernement à un grand nombre d'hom- mes nouveaux. Entraînés par l'esprit de servilité, dont ils contractent si aisément l'habitude, ils se fussent dégradés, pour rehausser le pouvoir absolu de la cou- ronne.

Tout est relatif. Dans la position se trouvait l'Eu- rope, au milieu du désordre général, qui était une suite nécessaire de la réforme, rien ne pouvait être plus heureux , pour les peuples , que ce pouvoir absolu , l'objet de tant de déclamations aujourd'hui , et souvent si mal fondées. Ce pouvoir , d'ailleurs , n'avait rien de dur , rien d acerbe , rien d'exclusif; cet esprit systé- matique , qui brise toutes les résistances , qui heurte tout, qui fronde tout, qui écrase tout, en faveur des principes qui le constituent , ce despotisme en abstrac- tions ne s'en était point encore emparé. L'esprit de société, au contraire, s'en était rendu le maître et semblait présider à tout. Cet esprit du monde, quoi- qu'il ouvrît une nouvelle source de corruption, ren- dait, néanmoins, le pouvoir aimable , et ses formes en faisaient supporter les abus même les plus scanda- leux.

Examinons, pour nous en convaincre, l'édifice de la monarchie absolue, auquel le génie de Louis XIV imprima un si grand lustre , que ce monarque sut

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rendre si imposant pnr sa propre grandeur, qui s'é- vanouit avec lui , et qui s'écoula avec toute sa pompe et son éclat.

Il y a quelque chose d'élevé et de vraiment idéal dans le plan du système monarchique, créé et exécuté par Louis XIV. On y reconnaît l'inspiralioji religieuse de l'illustre Bossuet , et l'esprit éminemment noble, ga lant, chevaleresque et social du souverain. Les qua- lités personnelles du roi captivqient tellement tous les esprits, que l'on s'occupait peu du londs de son sys- tème , tant il en imposait à 1 imagination des peuples , par tout ce qui l'entourait , tant il savait flatter l'or- gueil national et réveiller , dans les Français, le senti- ment de la gloire.

Louis XIV possédait au degré le plus éminent tout ce qu'avait cj é^levé l'antique honneur de la nalion. 11 n'était pas moins noble qu'élégant dans ses manières. La fleur de la galanterie la plus fine brillait dans sa personne, et on pouvait le citer comme le modèle le plus parfait de l'esprit et du bon ton de la haute so- ciété. Personne ne le surpassait en délicatesse de goût et de sentimens , et toutes ces qualités , loin de nuire à sa. majesté, semblaient encore relever tout ce qu'avait d'imposant l'éclat de sa couronne. Comme François I"' , si nous faisons abstraction de la conduite politique de ce souverain , et comme Henri IV , Louis XiV fut un monarque français éminemment national , et il réunit, en lui , toutes les qualités à la fois grandes et brillantes de son peuple. Après avoir ébloui ses contemporains parles prestiges qui l'entouraient, voilà le beau côté

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sous lequel le successeur de Louis XÏII s'offre aux re- gards de la poslérité. Mais celle grandeur nalive ne lui suffisail pas encore; il voidait y réunir une gran- deur purement arliruielle.

^ La politique de la puissante maison capétienne avait toujours eu pour but de faire de la France une monar- chie absolue, qui, par son unité, devint le centre de l'Europe. Pour y parvenir, celte maison avait toujours cherché à affaiblir tout esprit d'indépen- dance et de liberté. Philippe- Auguste , en ébranlant l'édifice de la monarchie féodale, et Philippe-le-Bel, en dispersant les ruines de cette forme de gouverne- ment, furent , de tous les anciens monarques, ceux qui contribuèrent le plus à réaliser ce vaste projet. L'un et l'autre durent leurs succès aux légistes et aux juris- consultes, et Philippe-le-Bel parvint à les assurer en rendant les parlemens stables et permanens. Depuis ce dernier monarque, la politique de la couronne avait parliculièrement consisté à profiter des divisions qui s'élevaient entre les trois ordres de la nation. Ces trois ordres devaient leur créalion à Philippe-le-Bel, qui en était le véritable fondateur , au moins pour la ma- nière dont ils étaient établis en France. Ils s'enten- daient rarement enlrc eux , et leur mésintelligence tournait toujours à l'avanlage de la couronne. Cepen- dant les guerres avec l'Angleterre jetèrent la France dans une effroyable anarchie : car la monarchie féo- dale avant été renversée, aucun autre édifice, éga- lement fort par la réunion de ses parties, ne l'avait encor-'^ remplacé.

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Dans cette situation , lorsque le pouvoir royal suc- comba , la nation se trouva clans une position voisine de l'agonie. Le système militaire de Charles VII et de Louis XI la releva momentanément , mais ce ne fut que pour retomber encore une lois dans l'anarchie de tous les régimes, pendant le règne de François 1" , jusqu'au moment Henri IV monta sur le trône. Ce prince , grand politique > suivit le plan qu'avait formé le rival de Charles-Quint , d'élever la France au-dessus de l'empire germanicjue , s'il pouvait parvenir à se rendre l'arbitre souverain des destinées européennes. Henri IV, comme Louis JX , Charles V çt Louis XII, fit régner, dans l'intérieur, le bon ordre, la loyauté et la justice. Mais l'ancienne politique de la couronne , qui consistait h se rendre absolu au-dedans , et à s'y concentrer, devint, bientôt, la seule du cardinal de. Richelieu. Il en fit mouvoir tous les ressorts , et Maza- rin consomma cette œuvre. On n'avait plus besoin de recourir à des divisions entre les trois ordres de l'E- tat , on ne voulait voir que des sujets du roi , tous courbés sous le même niveau. Le pouvoir ministériel que ces deux grands hommes d'état firent peser sur toute la nation , leva tous les obstacles qui auraient pu s'opposer au système de Louis XIV.

Mais ce qui ne fut pas moins favorable aux entreprises du pouvoir absolu , c'est que depuis la réforme, et sur- tout depuis que la Ligue avait été détruite et que le plan politique des jésuites était absolument déjoué , toutes les cours catholiques avaient une fâcheuse prévention contre les idées d'indépendance et de liberté, que l'on

( 13 ) regardait comme inhérentes à la réforme. Ce qu'il y a de plus certain , c'est que les puissances du midi s'é- taient depuis long -temps engagées dans la politique italienne, et qu'en attaquant l'antique constitution des peuples, elles n'étaient pas fâchées de couvrir leur ambition du voile sacré de la religion. On a vu les deux derniers Stuarts vouloir suivre cette politique méri- dionale ; mais ils n'y mirent aucune mesure , et ils échouèrent complètement dans leurs entreprises , gros- sièrement exécutées.

Plus heureux en Espagne qu'en Angleterre, le des- potisme , depuis Philippe II , y était presque imposé comme un article de foi. Dans cette situation de l'Eu- rope , il faut donc , pour juger sainement l'entreprise de Louis XIV , considérer d'abord la politique de sa propre maison ; voir les antécédens d'une nation , qui faisait, peut-être, du pouvoir absolu sa sauvegarde temporaire contre l'anarchie , dont elle craignait le re- tour ; et peser, surtout , l'influence que la croyance du monarque devait nécessairement avoir sur sa politique. 11 est certain que le pouvoir absolu , dans la pensée de Louis XIV , était , en quelque sorte , allié à la cause du catholicisme , et Bossuet , le génie le plus sublime de l'époque moderne, le confirmait constamment dans cette opinion.

Ce ne fut pas sans peine que le pouvoir royal par- vint à anéantir la puissance des grands : mais enfin l'arbre de la féodalité fut abattu , son tronc fut des- séché , et ses branches éparses sur le sol de la patrie , attestèrent sa ruine entière. On réprima avec moins de

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difficulté l'espril d'indépendance de la bourgeoisie. Le pouvoir royal s'était, souvent, servi du tiers-état contre la noblesse , et l'avait presque toujours tenu à sa disposition ; il eut peu de choses à faire pour l'as- servir à sa volonté. Quelques honneurs et une protec- tion particulière suffirent pour en faire un corps abso- lument dévoué au trône. Le tiers-état fut l'objet de cette protection royale sous le règne surtout de Henri IV, et plus particulièrement encore sous celui de Louis XIV, qui s'enorgueillissait avec justice de la splendeur du commerce de ses sujets. Mais tandis que la bourgeoisie était exclusivement favorisée dans ses intérêts , les honneurs et les distinctions furent pour la noblesse et les grands , que l'on chercha ainsi à indemniser de la perte de tous les droits qu'on leur avait enlevés. Louis XIV , d'ailleurs , voulait organiser sa cour sur l'idéal d'un despotisme oriental. Appuyé , avec faste , sur les premiers dignitaires de l'Etat, ce n'était pas d'une foule d'esclaves asiatiques qu'il prétendait s'en- tourer, mais du cortège nombreux d'une haute no- blesse , qui semblait conserver encore toute son indé- pendance , en déposant sur les marches du trône du grand roi , le dernier honnnage de toutes ses libertés.

On ne peut pas douter que Louis XIV n'ait formé le projet de réaliser, dans sa cour, l'idéal de celles de l'Orient, ahisi qu'il les concevait. Il envoya le fameux voyageur Bernier étudier le despotisme à sa source, dans le palais du grand iMogol : plusieurs autres de ses agens furent chargés de parcourir la Turquie et la Pei-se , pour y recueillir soigneusement toutes les

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traditions du pouvoir absolu. Autrefois, pour dérober à tous les regards la stérilité de l'ordre social adminis- tratif qu'il méditait , l'empereur Dioclétien avait eu un projet semblable à celui du monarque français , mais toutes les pompes de l'Orient n'avaient pu donner une grandeur morale à sa cour impériale. Louis , au con- traire , rehaussa l'éclat de sa couronne par la noble fierté dont y brillèrent ses premiers sujets. Les vieux sentimens français , que partageait ce grand monarque, modifièrent et adoucirent les principes despotiques dont il avait puisé le modèle dans les étals fondés par les Turcs ; et, tout en voulant s'environner d'une cour asiatique, Louis en créa une éminemment fran- çaise , la plus belle et la plus noble qui ait jamais existé. Ce fut à cette cour , brillante création de Louis XIV, que l'on dut de voir le pouvoir absolu tempéré dans sa source. Ce caractère communicatif et social , cette élé- gance dans les mœurs , cette aisance et cette facilité d'expressions , tous ces dons que la nature semble avoir particulièrement réservés aux Français , se con- centrèrent , insensiblement , dans la cour du grand roi , devinrent exclusivement le partage de tout ce qu'il y avait de plus riche et de plus éclairé dans l'état ; et le ton de cette cour devint , en quelque sorte, un patri- moine national. Il en résulta une urbanité, une poli- tesse pleine de dignité, et une noblesse pleine d'éclat dont la France put avec raison s'enorgueillir, et d'au- tant mieux que les abus mêmes , qui sont inséparables de l'esprit trop exclusif de société , furent , en partie , tempérés sous le règne qui nous occupe.

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L'empire des femmes , dont la puissance se développe avec tant de force et tant d'art au sein de la société ; cette douce domination qui donne tant de prix à la vie, mais qui énerve le courage , et qui est d'autant plus dangereuse qu'elle cache , sous le voile de la décence et de la pudeur, le poison dont elle enivre les âmes qu'elle séduit; celte galanterie de bonne compagnie, qui dégénéra , le siècle suivant , en une corruption honteuse , se montra aussi à la cour de Louis XIV. Le grand roi eut bien désiré avoir un sérail , comme les monarques de l'Orient, qu'il voulut imiter ; il n'eut heu- reusement qu'une cour dans laquelle les femmes riva- lisaient de délicatesse et de goût, et la galanterie se mariait aux grâces et aune exquise amabilité. C'est ce- pendant de ce règne que date l'influence politique des maîtresses des rois. Cette influence avait été nulle sous les prédécesseurs de Louis, parce que la haute noblesse avait un reste de puissance et les communes une cer- taine fermeté qui en imposaient aux princes , et que les hommes conservent de l'énergie morale et po- litique , ils peuvent bien adresser leurs, hommages au beau sexe , mais sans lui permettre de s'immiscer dans les affaires , pour en usurper la direction. Quelque tache que l'on ait pu remarquer dans le gouvernement de Louis XIV , l'esprit public de son siècle prouve au moins que l'on savait encore allier l'élévation de l'ame à la frivolité Inséparable d'une civilisation avancée , et que la molle élégance des mœurs, ou le goût du plaisir, n'étaient point encore incompatibles avec de plus hautes vertus, l'amour de la patrie , et un dévouement

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sans bornes au souverain adoré. On p'était point en- core arrivé à cette corruption qui devait , cependant , résulter des principes contradictoires propres à cet état social.

La civilisation moderne du peuple français ne com- mence réellement qu'à l'époque de Louis XIV; du moins tout ce qui est antérieur à ce monarque, passe aux yeux de la nation pour un état de barbarie, ou pour quelque chose de semblabe. Il n'est pas douteux que ce souve- rain n'ait voulu préparer lui-même cette opinion. On voit qu'il chercha à éclipser , par l'éclat de son règne , la grandeur de ceux qui l'avaient précédé ; et il entra sûrement dans sa politique de faire complètement ou- bher le passé, pour n'occuper les esprits que de sa grandeur présente. Voltaire surtout , qui après ce prince exerça la plus forte influence sur la pensée de sa patrie, contribua à accréditer l'opinion de la bar- barie des temps antérieurs à Louis XIV, car il ne da- tait l'ère de la France civilisée , que du règne du héros dont il s'était fait l'historien. Il résulta de cette ma- nière de voir le passé , que la civilisation de la France moderne produisit une tendance à un rationalisme presque exclusif, s'affranchissant de toutes croyances religieuses. C'est la conséquence nécessaire de tout ce qui a pour but de se détacher des traditions , des sen- timens , des mœurs et de l'esprit public des temps an- térieurs et primitifs d'une vieille nation. C'est ainsi qu'on tarit la source des principes qui la constituent , et qu'on la rend étrangère à elle-même.

Le passé devint presque inconnu à la masse de la III. 2

( 18 ) nation, et il en résulta les plus graves méprises sur tout ce qui touchait aux questions et aux intérêts poli- tiques , sur tout ce qui tenait essentiellement aux droits nationaux. L'esprit de la monarchie absolue, tem- péré par l'esprit de société , dont la cour donnait le ton , tenait lieu de tout. Comment , d'après cela , s'é- tonner des conséquences funestes qui devaient néces- sairement être la suite de l'oubli profond de la patrie historique, de l'ancienne France? Les effets furent tels qu'on devait les prévoir ; lorsque la révolution fran- çaise éclata , on opposa le fantôme de la république absolue à la grande ombre de la monarchie exclusive. La nation avait perdu son passé, ses traditions, ses mœurs , tout ce qui pouvait lui rappeler son origine : aussi , quand elle voulut se régénérer , elle fit abstrac- tion de tous ses antécédens, et elle ne data son exis- tence que de la première année de la république , comme les Français de l'ancien régime l'avaient, pour ainsi dire , fixée à l'époque du règne de Louis XIV.

Ce phénomène est unique dans l'histoire. Il eut une si grande influence sur ceux qui conduisirent les évé- nemens de la révolution , qu'il les entraîna dans un rationalisme exclusif, sous le rapport intellectuel au- tant que sous le rapport politique. Ces meneurs vou- lurent recréer et improviser l'ensembls d'un ordre social , comme s'il eût fallu le faire sortir du sein du néant , comme s'il eût fallu fonder un système de la société sans avoir quelques bases pour l'appuyer ; çnfin , comme s'ils n'eussent pas eu à consulter l'an- cien esprit national , à approfondir les motil's les mieux

( 19 ) sentis et les plus intimes de l'antique vie sociale. C'est avec raison qu'on leur a fait les plus vifs reproches de s'être engagés dans une entreprise aussi présomptueuse, mais on n'a pas assez considéré jusqu'à quel point ces réformateurs eux-mêmes avaient pu être dominés par l'esprit antiliistorique et antipatriotique dont leurs devanciers leur avaient transmis l'héritage.

On ne se borna pas à taxer de barbarie les siècles anciens de la monarchie française , on porta le même jugement sur le reste de l'Europe, et l'on n'excepta de cette proscription générale que l'administration de Périclès, à Athènes, que le règne d'Auguste, à Rome : et si l'on respecta ces deux époques, c'est que l'on voulait avoir des points de comparaison avec le siècle de Louis XIV. Je n'ai pas besoin de dire combien de pareils jugemens sont frivoles; on les a, depuis long- temps , appréciés à leur véritable valeur : on ne peut pas se dissimuler, cependant , combien de semblables erreurs et d'aussi fausses notions ont contribuer à exalter l'amour de la gloire dans tous les cœurs fran- çais. Ces jugemens , quelque peu fondés qu'ils parais- sent , se sont tellement insinués et enracinés dans le sein de la mère-patrie , qu'ils sont devenus , pour ainsi dire , inséparables de l'existence morale de ses en fan s.

L'orgueil national de la France , à cet égard , fut porté à un tel excès , que l'on y appela barbare tout ce qui n'était pas remarquable par ce vernis brillant et ces dehors aimables qui distinguaient la cour de Louis XIY. Malgré tous les efforts des gouvernemens

( 20 ) étrangers, des hautes classes de la société de l'Europe, et particulièrement de l'Allemagne , malgré les peines infinies que se donnaient les plus grands personnages pour atteindre au bon goût et à la grâce qui appar- tenaient au génie du grand roi ; comme ils furent , toujours , à une distance immense de leurs modèles , ces gouvernemens , ces étrangers , ces nobles Euro- péens , ces imitateurs si gauches , si maladroits , si loin des originaux qu'ils voulaient copier, ne purent échap- per au jugement terrible de la France. On les regarda comme de véritables barbares , à peine sortis de l'abru- tissement. Dès lors , dans l'espoir de faire révoquer un si fatal arrêt , les princes et les nobles étrangers accou- rurent en foule à Paris , pour s'y dépouiller de leur grossièreté native , et pour y prendre , au moins , une teinte légère de civilisation.

La manière dont les Français envisagèrent ainsi leur propre passé , les époques diverses de l'histoire et les peuples étrangers , prit bientôt , chez eux , le caractère d'un sentiment national. Le rationalisme de la civili- sation n'en reçut que plus de force et plus d'intensité. Cependant on ne pourrait, sans injustice, juger cette même civilisation d'après ces seules données. Elle eut un côté d'une beauté et d'une perfection réelle , étran- ger aux illusions de l'amour-propre , et c'est ce côté que nous allons essayer de mettre en lumière.

Si l'esprit de société , qui se perfectionna h la cour de Louis XIV , produisit un ton excellent et la plus brillante tenue dans le monde , ce furent les moindres avantages qu'on lui dut. Le vice lui-même parut prendre

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des formes plus douces , el la vertu , loin de devenir un ridicule, comme le prétendent les détracteurs modernes de l'ancienne France , conserva toute sa dignité. L'ava- rice et la cupidité devinrent étrangères à la France ; des mœurs généreuses se trouvaient également dans toutes les classes de la société. L'égoïsme s'y montrait , à la vérité ; mais il ne se présentait pas avec cette dureté , avec cette âpreté qu'il contracte dans d'autres pays, et que nous voyons généralement régner de nos jours. Cette civilisation tirait encore un lustre nouveau d'une littérature dont l'esprit et la finesse égalaient la pompe et la dignité, et jamais littérature ne fut mieux en harmonie avec l'état de société dont elle de- vait être l'expression , que celle du siècle de Louis XIV.

La liberté politique , qu'il ne faut pas confondre avec la liberté civile, était incompatible avec l'esprit de la monarchie de Louis : cependant la liberté politique ne s'était pas tellement évanouie sous son règne, que le despotisme ait forcé les seigneurs et les grands à se dépouiller de tous sentimens nobles et indépendans. Ils surent , au moins , sauver les apparences, ne furent jamais serviles , et se montrèrent toujours les cour- tisans les plus magnifiques et les plus généreux. Mais rien n'était aussi précaire qu'un pareil état de choses : lorsque les hommes n'ont plus de droits positifs à faire valoir , ils passent aisément de la soumission à la ser- vilité. Le règne de Louis XV n'a que trop bien marqué ce degré de la décadence d'une partie de la noblesse française.

Les parlemens seuls paraissaient avoir conservé

( 22 ) quelque liberté. Ils avaient été créés et organisés par les rois , pour les aider à détruire la monarchie féodale. Cependant , malgré qu'ils n'aient été que les instrumens du pouvoir absolu , ils renoncèrent , peu à peu , à ses maximes , et semblèrent annoncer quelque indépen- dance dans leur politique. Mais ils étaient dans une fausse position, et leurs prétentions n'éaient pas fon- dées. Ils ne purent jamais acquérir une grandeur pai- sible et calme. Ils firent de vains efforts pour conquérir l'indépendance des institutions féodales qu'ils avaient renversées , ii^ ne purent y parvenir. La féodalité avait pris naissance au sein de la nation elle-même , et devait en avoir le caractère ; les parlemens étaient l'ouvrage du pouvoir royal et devaient en dépendre. Ils n'avaient pas une vie sociale , une véritable existence politique ils se tourmentaient perpétuellement, ils s'agitaien sans cesse pour l'acquérir, mais ils n'avaient ni le droit ni les moyens de réaliser l'ambition qui les dévoiait Aussi nous les avons vus , dans les temps postérieurs attaquer tour à tour le pouvoir royal , et être ses pre- miers esclaves. Tout en rendant hommage à la dignité morale , et à l'intègre probité de ces corps déjuges , on ne peut s'empêcher de convenir que leur intervention dans la cause populaire fût plus nuisible qu'utile à la liberté : parce que la part qu'ils voulaient prendre dans les affaires politiques avait toujours l'air d'une usur- pation , tantôt sur les. droits de la nation , tantôt sur ceux de la couronne.

Par suite de cette position difficile , il faut l'avouer , les parlemens parurent souvent remuans et tracassiers,

( 23 ) caractère qui n'a rien de larj^^e , rien d'imposant. On les vit céder , souvent , à l'opiniâtreté et au caprice , particulièrement depuis l'époque de la réforme, lorsque les restes du calvinisme se réfugièrent dans leur sein , ou qu'ils servirent d'auxiliaires aux jansénistes. Quelle idée peut-on avoir de la grandeur politique des pre- miers corps judiciaires , lorsqu'on voit le représentant d'une partie de l'opinion parlementaire dans un homme du caractère de De Thou, d'un génie irascible, vindi- catif, étroit et pédantesque ? Beaucoup de membres des parlemens , à l'imitalion de ce célèbre écrivain, devinrent des espèces de républicains factices, et, à quelques différences près , pourraient fort bien être comparés aux Sidney et aux Russel de la révolution anglaise. Le contraste , en effet , que ces sortes de républicains pouvaient offrir dans une cour, l'im- moralilé menaçait d'éclater de toutes parts , n'avait rien de plus imposant que les vertus de ces deux célè- bres Anglais , comparées à la dépravation des mœurs des courtisans de Charles II. Tout ce qui n'est pas simple en soi , tout ce qui se fait avec la prétention de le faire , ne parviendra jamais à produire un grand effet ni sur l'opinion publique, ni sur l'esprit popu- laire. Le caractère de Turgot et celui de Necker nous en ont fourni la preuve sous le règne de Louis XVI.

L'esprit parlementaire des temps postérieurs ne se borna pas, malheureusement, à se colorer de toutes les teintes d'un républicanisme affecté ; on peut lui reprocher des torts plus graves. Le désordre moral , dans la cour de Louis XV, gagna jusqu'aux jeunes par-

( 24 ) lementaires ; ils se rattachèrent à la mode du jour, à la philosophie du temps ; tombèrent , tout en restant courtisans , dans tous les extrêmes , pour se popula- riser ; ne se montrèrent ni grands , ni forts, ni sévères , en dépit de leur opposition au gouvernement , et prou- vèrent bien moins , dans leurs remontrances , une véritable opinion , qu'une petite mutinerie politique , qui hâta l'explosion de ce système démocratique , caché , pendant la durée du dix-huitième siècle , sous le double masque du matérialisme et de l'athéisme.

Louis Xî\ , comme nous l'avons dit, avait réservé les honneurs aux grands de son royaume , et c'était à l^ bourgeoisie qu'il avait accordé une proteclion réelle, non pas en la favorisant dans son amour -propre , mais en l'encourageant dans sa fortune. Sous le règne de ce prince, les richesses s'accrurent rapidement dans les mains d'une classe d'hommes , qui se rendirent im- portans par des vues commerciales d'autant plus étendues , qu'elles furent soutenues par les systèmes industriels du souverain. Malgré ses énormes dépenses, Louis XIV fut le plus grand administrateur qu'ait ja- mais eu la Francei Rien ne l'intéressait autant que la prospérité matérielle de son peuple. Ce fut sous son rè^^ne que se développa le grand principe de nos po- litiques modernes : que le luxe et la dépense enrichis- sent les nations , et que l'économie n'est pas l'unique source de la prospérité publique.

On conçoit qi.e ce principe d'oligarchie dut insen- siblement tourner tous les intérêts publics et particu- liers vers les richesses industrielles et commerciales.

( 55 ) Les fortunes financières s'élevèrent au plus haut degré, pendant que les fortunes nobiliaires et immobilières décroissaient sensiblement. Il ne resta bientôt plus à la haute noblesse d'autres moyens de se soutenir , que celui de s'allier à la finance. Qu'importait , dans cette situation , que les grands et les nobles fussent tout à l'armée ou à la cour? Qu'importaient leurs charges , leurs rangs et leurs dignités? La réalité des fortunes était dans les mains de la haute bourgeoisie , l'égalité se plaça naturellement et d'elle-même au sein de la so- ciété. Les suites qu'un pareil état de choses devait pro- duire, se manifestèrent dès le commencement du règne de Louis XVL

Nous avons jeté un coup d'œil rapide sur l'état de la société sous Louis XIV ; nous avons vu les antécédens et les suites de cet élat sociail , et l'influence qu'exerça sur cet ordre de choses l'esprit de la monarchie absolue. L'effet qui devait en résulter était d'autant plus à crain- dre, qu'un pouvoir sans bornes tend toujours, par sa propre nature, à l'égalité, et presque au nivellement des conditions, parce qu'il ne laisse aux grands que les dehors et le vain fantôme de la grandeur, et que la réalité de la fortune devient le partage de la masse des citoyens. Il nous reste à dire un mot de l'influence qu'exerça l'esprit du gouvernement de Louis XIV sur le clergé et les affaires étrangères.

Le système européen avait perdu de son unité mo- rale , depuis que des hommes présomptueux avaient repoussé la civilisation chrétienne et celle des Germains, parce qu'elles n'étaient point basées sur les constitutions

( 26 ) d'Athènes et de Rome. C'est un reproche que l'on peut faire plus particulièrement aux philosophes et aux ju- risconsultes du moyen âge. Depuis la réforme , la plus grande confusion régnait dans tous les rangs de la so- ciété. Au sein des tendances les plus divergentes , les catholiques ne surent pas mieux que les protestons prendre une attitude fixe el invariable. Le mépris ab- solu du passé l'emporta, enfin , au siècle de Louis XIV, sur toute autre considération ; et l'ordre qui était le dépositaire de l'antique tradition , l'ordre du clergé lui-même l'abandonna.

Quelque admirable que fut le rôle que joua la papauté du moyen âge , on est peu surpris de voir les empereurs et les rois s'opposer aux entreprises du Saint-Siège, à des époques il semblait , parfois , oulre-passer la mesure de ses pouvoirs, fôen n'est moins étonnant que de voir alors ces chefs du pouvoir civil lutter contre la chaire de saint Pierre et invoquer l'assistance des églises nationales contre ce qu'on pouvait , faussement ou avec quelque raison , appeler les usurpations de la cour de Rome. IMais ce que l'on ne conçoit pas . c'est que le pouvoir temporel ait pu invoquer l'assistance d'un clergé national contre l'évèque de Rome, à une époque la puissance pontificale était , pour ainsi dire , dépourvue de tout pouvoir politique. Cela est si inconcevable, que le plan de Louis XIV sur l'église gallicane, cjue le projet qu'il forma a cet égard, causa une rumeur générale , même parmi les protestans. Un grand nombre de religionnaires prétendirent , à cette époque , que le roi s'était fait luthérien ; plusieurs

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même furent assez justes pour l'accuser d'avoir gra- tuitement outragé le chef de l'Eglise. Toute l'Europe retentit du scandale de celle enlrepriBe.

Ce n'élait assurément pas le vain désir d'intervenir dans les querelles ihéolo^iques, qui engagea Louis XIV à attaquer les bases de l'édifice ecclésiaslique ; l'ambi- tion de se faire, à l'instar des despotes de l'Orient, l'autocrate de la France , put seule le déterminer à cet égard. Son opiniâtreté dans ses moyens de succès fut, malheureusement, cause d'un mal beaucoup plus grand encore que celui qui devait naitre , suivant tontes les apparences , d'une légère scission au sein de l'Eglise elle-même; celte ténacité contribua à affaiblir l'autorité du clergé sur la nation.

La faiblesse et la nullité politique du clergé , dans le siècle précédent, n'ont pas cessé d'être un sujet d'é- tonnement , et l'on n'a pas été moins surpris des ravages qu'y causa l'impiété. L'esprit antireligieux était, sans conliedit , dans la tendance du temps ; mais si la France , alors , eût été politiquement forte ; si les com- munes , si les seigneurs eussent eu des affaires publiques à traiter ; si le clergé n'eût pas été dans la dépendance de la cour; si cet ordre, surtout , n'eût pas été le pre- mier à exalter le pouvoir absolu de la couronne , l'im- piété eût infailliblement rencontré de puissaus obstacles, et dans l'esprit public, et dans la considération politique de FEglise.

Ce serait se faire l'illusion la plas complète, que de se laisser séduire par l'appareil fastueux de ce fautôme d'indépendatice religieuse que l'on décore du nom de

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libertés de l'église gallîcahe. Ce n'étaient point les pri- TÎIèges de l'Eglise de France qui occupaient Louis XIV; c'était son asservissement au pouvoir de la couronne qui était l'objet de son ambition. Le plus grand génie qui, depuis saint Bernard, ait illustré l'église de France, l'immortel Bossuet , avait, cru , au moyen de sa politique sacrée, pouvoir faire de la religion l'unique conductrice de la vie publique, de la puissance et de la politique des rois; l'expérience démontra jusqu'à quel point ce savant prélat s'était trompé. Et comment, en effet, pouvait-on penser qu'il fut possible de faire dominer la religion , comme unique souveraine , dans un état le prince n'est pas , comme l'étaient les souverains de l'Inde, de la Perse et de l'Egvpte , assujetti au joug d'un système compliqué de cérémonies religieuses? dans un état le prince ne perdrait pas toute son au- torité par cela seul , et à l'instant même il aurait négligé la croyance de ses pères? La religion chrétienne ne peut imposer un joug semblable , et les rois peuvent en être les prosélytes ou en négliger le culte , sans que l'Etat, pour cela, en soit plus affermi ou immédiate- ment ébranlé. La politique sublime de l'évèque de Meaux. fut trop idéale pour l'époque elle parut; elle avait trop peu de rapports avec ce système de raison absolue , qui fut une des conséquences de la théorie monarchique de Louis XÎV.

Il nous reste à parler de l'influence que les guerres de Louis XIV eurent sur l'esprit de l'armée française et sur les idées de la nation. Chez les peuples antiques de la Germanie , les hommes libres , admis au rang de

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citoyens ou d'hommes d'honneur (Â.rimanni) , avaient seuls le droit de porter les armes, et formaient ainsi , en cas d'invasion étrangère , l'armée nationale, connue sous le nom de Herimanni et de Germani ( hommes de l'armée et hommes de guerre). Il y avait de grandes formalités à remplir avant de mettre cette armée en mouvement, et l'on ne pouvait faire marcher ceux qui la composaient, que de leur propre consentement. A côté de cette armée nationale existait une milice , formant une sorte de chevalerie , qui était composée d'une partie de la jeunesse la plus distinguée. Ces guerriers, qui appartenaient tous à des familles nobles (Edelingi , Audalingi), formaient le cortège des chefs les plus illustres , se dévouaient a leur service , leur rendaient foi et hommage , et en recevaient , en retour , appui et protection , et des présens en armes et en chevaux. La majeure partie des peuples de la Germa- nie et de la Scandinavie n'entreprirent jamais de con- quêtes qu'au moyen de cortèges ainsi composés par contraste avec l'armée nationale. C'est pourquoi l'on trouve, comparativement aux invasions d'autres bar- bares, un si petit nombre de Goths , de Francs , de Saxons et de Lombards qui s'établirent sur les débris de l'empire romain. Quelques historiens modernes ont donné le nom de hordes aux conquérans de races go- thiques et germaines; ils ont, ainsi, confondu des peuples à constitution militaire toute différente, avec les hordes véritables des Huns et des Tartares, dont les invasions s'opéraient par masses irrégulières de populations.

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Les hommes nobles qui étaient particulièrement at- tachés à un patron devaient le suivre à la guerre, à sa première sommation , et le chef n'était pas obligé de demander leur consentement à cet égard. Ces mêmes nobles , volontairement rentrés dans la classe com- mune des citoyens , pouvaient alors refuser leur ser- vice. Mais, comme nous l'avons dit, ils n'en avaient pas le droit , tant qu'ils faisaient partie des cortèges , tant qu'ils étaient les hommes, les amis, les fidèles, les compagnons (Leudes, Antruslions , Gzelli, Vas- salli , Vassaux ) de leurs patrons. Une grande parlie de l'armée citoyenne et nationale se mettait , souvent, aussi en mouvement , pour des projets d'invasion. Fréquemment des molifs de guerres intestines déter- minaient ces guerriers à de nombreuses émigrations; mais l'amour de la gloire et l'ambition des conquêtes agissaient plus puissamment encore sur eux; et pen- dant qu'ils allaient chercher les combats, le gros de la nation restait dans les foyers paternels, et savait les défendre.

La nation armée elle-même entra, plus tard, dans le cortège des seigneurs ; elle perdit sa constitution primitive et ne se composa plus que de la milice féodale, de vassaux et d'arrière -vassaux. Par ce moyen, le peuple fut soumis à la volonté des princes, qui purent le sommer , au nom du service féodal , de les suivre , et lever , ainsi, de plus fortes armées. Mais ce pouvoir de lever ces armées, ne s'étendait pas jusqu'à la fa- cilité de les rassembler. Aussi, lorsque des ordres de chevalerie se formèrent, les princes préférèrent tou-

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jours se borner à ce petit nombre de combattans, plu- tôt que de mettre en mouvement le ban et l'arrière- ban des milices féodales. A une époque postérieure, lorsque les bourgeoisies représentèrent les anciennes Arimannies redevenues indépendantes, elles servirent également en leur qualité féodale d'hommes et de fi- dèles du roi. A cette époque , les armées furent com- posées de chevaliers et de bourgeois; mais le ban et l'arrière-ban de la milice féodale , considérée dans son ensemble, furent presque toujours en non-activité. Lorsque la féodalité fut écrasée dans toute l'Europe , lorsque la chevalerie elle-même cessa d'exister ; les vassaux, les bourgeois, et tous ceux qui étaient as- < treints au service militaire, se firent remplacer par des hommes armés qu'ils s'attachaient, qu'ils soudoyaient, et qu'ils livraient